Née à Strasbourg, Gaby Wolff fait partie de cette génération de Juifs alsaciens pour qui l’attachement aux valeurs juives et l’esprit d’entraide vont de pair avec un patriotisme sans faille. Les cadres de l’OSE furent très vite impliqués dans le sauvetage et l’éducation des enfants des maisons, comme Joseph Weill, Andrée Salomon, Georges Loinger, Julien Samuel, Bô Cohn et surtout Margot, dont Niny était très proche.

Elle s’appelait Gaby, ni  Gabrielle, ni Marguerite, elle fut surnommée Niny,

De sa petite enfance à Ingwiller où elle grandit, un petit village près de la ligne Maginot, elle se souvient de la petite école juive, rue de l’étoile. Elle se souvient également de l’institutrice qui la faisait rêver du Brésil. Avec son amie Margot Kahn, elle se promenait déjà très élégante, chapeautée et en chaussures vernies sur le Banhholz, le shabbat après-midi.

Au moment de son adolescence, ce fut la guerre. En 1940, sa famille se replie à Gannat. Elle-même passe son bac philo à Limoges en 1941, où s’étaient repliés bon nombre de Juifs alsaciens, ainsi que l’université de Strasbourg. Elle le passe en même temps que Marcel Mangel, le futur mime Marceau, dont le père, à la stature imposante et à la voix de ténor, tenait la boucherie cachère de Limoges, tout en chantant des airs d’opéra. Niny le réussit, Marcel le rate. Elle se souvient de l’enfant prodige, capable d’interpréter 15 personnages différents en déclamant la même phrase qui remonte à sa mémoire, soixante ans après : « As-tu vu le chapeau vert de ma belle-mère, tout en haut du grand peuplier vert ? »

Niny, qui est aussi la cousine germaine de Pierrot Kaufmann, un cadre des Eclaireurs israélites à la ferme école de Lautrec, rêve de marcher sur les traces de ses aînés. Impatiente d’agir, elle rejoint les « éclaireuses aînées », où elle retrouve bon nombre de ces jeunes filles qui deviendront, peu de temps après, convoyeuses d’enfants ou monitrices, sillonnant les routes à vélo pour porter de l’argent, des fausses cartes d’identité ou d’autres papiers. Elles sont à peine plus âgées que les enfants qu’on leur confie.

Niny connaît l’existence des maisons d’enfants de l’OSE, mais Andrée Salomon, directrice du service social de l’OSE, qu’elle rencontre sur un quai de gare, lui conseille de se former. Elle voulait devenir médecin, rêve improbable à cause du numérus clausus. Elle passe donc le diplôme de jardinière d’enfants, à l’école Montessori de Mademoiselle Brandt, à Vichy. Et c’est ainsi que la jeune Niny fait ses premières armes avec tous les enfants du personnel politique vichyssois : le petit-fils de Madame Pétain, les enfants du Docteur Ménestrier (médecin personnel du Maréchal) et le fils de Charles du Paty de Clam (dernier commissaire aux questions juives). Etrange époque !

Sa rencontre avec Bô Cohn de l’OSE, par hasard, à la boucherie cachère de Gannat, où il venait chercher du ravitaillement pour la maison de Broût-Vernet (Allier) lui permet de sauter le pas. Elle est engagée fin 1942 et peut mettre en pratique les enseignements de Melle Brandt sur la richesse de chaque petit enfant. À Broût-Vernet, elle retrouve l’atmosphère religieuse du mouvement de jeunesse Yeshurun auquel elle est attachée.

À partir de 1943 et la mise en place par l’OSE du réseau clandestin de sauvetage d’enfants, elle accompagna de nombreux convois d’enfants dans le sud de la France. L’étau se resserre vis-à-vis des Juifs étrangers : l’arrestation de l’économe de la maison Joseph Kogan, le 2 novembre 1943, et de ses deux enfants, Fanny et Albert, accélère la dispersion des enfants. Niny est envoyée à bicyclette à Vichy prévenir sa femme qui était en train d’accoucher.

Elle ne peut participer au circuit Garel, à cause de son physique typé : classée « spé », il faut comprendre « spécifique », elle circule malgré tout entre Lyon, Limoges, Nîmes et Montpellier, où elle convoie des enfants sous les ordres d’Andrée Salomon, la dame en noir avec son manchon qui savait les galvaniser ou les réconforter. Munie de faux papiers au nom de Gaby Vignal, elle circule jusqu’à la fin de la guerre pour payer les nourrices ou visiter les enfants, à Montpellier, Sète, Nîmes. Niny a eu peur pendant toutes ces années de guerre, peur de mal faire avec les enfants « personne ne nous avait donné des cours pour savoir comment cacher un enfant, nous avons pu nous tromper » et peur de se faire arrêter, « mon physique me condamnait. D’ailleurs un jour dans un train, j’ai surpris une conversation entre deux soldats qui me dévisageaient. J’étais avec deux petites filles et je suis descendue le plus vite possible. » A Sète, elle se réfugie, après le couvre-feu dans un hôtel en face de la gare, qui n’était autre qu’un hôtel réquisitionné pour les soldats allemands. Elle en a été quitte pour une nuit blanche !

Dans un texte de juillet  1982, elle évoque cette période et le rôle d’Andrée Salomon :

« Au petit matin, sur des quais de gare gris et embrumés, inquiétants, dans la hantise du jour nouveau, on la rencontrait à la descente d’un train qui allait repartir et l’emporter vers Lyon, vers Limoges, cachée quelques brefs instants par la vapeur et les bruits de la locomotive et ressortant du nuage, fraîche, vive, rassurante, décidée, le sourire éclatant. Alors le miracle opérait, on était prêt à tout. Le convoi par ici – la liste par là-bas – le petit café derrière la place – pas d’hésitation. Andrée avait parlé. Tout devenait clair.

En fait, je l’ai connue très tard. A l’époque, je vivais en maison d’enfants auprès des filles et des garçons qu’Andrée avait réussi, avec ses équipes, à arracher aux camps où leur famille était internée. L’admiration, la quasi ferveur que, les très jeunes éducateurs que nous étions, éprouvions à son égard, nous assuraient d’une certaine manière qu’avec elle, on était là où il fallait être, et qu’on allait venir à bout de cet inextricable noeud de dangers. Partir à Sètes, à Béziers ou à Montpellier cela devenait évident.

Après la guerre, plus tard, je la vois se souvenant de tous, de chacun, de détails infimes, sur le père, la mère des enfants sauvés. J’étais simplement éblouie. Je le suis restée. »

A Lyon, elle est hébergée dans l’appartement de Margot Kahn, future Margot Cohn, son amie d’enfance. Elle y retrouve Rina Berheim-Néher, Jacqueline Weill, future épouse de Théo Dreyfus et bien d’autres Juifs alsaciens qui veulent passer un shabbat dans les règles, sous la conduite de Bô Cohn.

L’appartement, qui, auparavant était occupé par Elisabeth Hirsch (Boëgi), assistante sociale de l’OSE, sert aussi de lieu de rendez-vous pour la résistance juive, où se fabriquent les fausses cartes d’alimentation, passées à l’eau de javel pour enlever le fameux J tamponné en rouge. Elles sont ensuite repassées sur les murs avec un fer chaud, moyen artisanal mais efficace.

Ses deux frères, plus jeunes, ont dû partir en Suisse, avec un convoi de Georges Loinger en 1944, après la réception d’une lettre de dénonciation, anonyme, arrivée chez ses parents à Gannat, concernant ses activités. 

À la Libération de Lyon, les deux copines, Niny et Margot décident d’ouvrir la première maison d’enfants de l’OSE, dans une petite villa d’Oullins, près de La Mulâtière, car elles ne voulaient pas que leurs gosses sortis pour les fêtes de Kippour en septembre 1944 (fête du Grand Pardon), repartent dans les familles d’accueil. Ce ne fut pas du goût de la direction de l’OSE  qui y dépêche les Samuel, Nathan et Hélène, ainsi naquit « l’Hirondelle ». Niny reste pour les aider lorsque la direction de l’OSE la réquisitionne pour accueillir les « enfants de Buchenwald » : n’avait-elle pas en effet un diplôme de jardinière d’enfants ? En fait d’enfants, ce sont 426 grands gaillards, ne parlant pratiquement que le yiddish, qui arrivent au préventorium d’ Ecouis (Eure), en juin 1945, sous l’œil effaré d’une équipe disparate d’éducateurs.

Quelques semaines plus tard, un groupe de 80, les plus religieux, dont Elie Wiesel, et les plus jeunes, partent au château d’Ambloy, puis à celui de Vaucelles à Taverny, avec pour tout encadrement deux toutes jeunes monitrices : Judith Hemmendinger, qui travaillait à Genève pour l’OSE et Niny, qui deviennent co-directrices de fait. Soixante-quinze des quatre-vingt-neuf membres du groupe sont hongrois, les autres sont polonais. 71 % d’entre eux ont entre seize et dix-huit ans. Ils restent à Taverny d’octobre 1945 à la fin de 1947.

Elle fut donc la Niny des Buchenwaldiens, « ses garçons » comme elle les appelait, et qu’elle défendait bec et ongles, les petits d’abord, Izio, David, et tous les autres. Elie Wiesel  a écrit sur elle des pages émouvantes dans ses mémoires :

 « Niny ne le sait pas, mais Kalman et moi composons à sa gloire des poèmes enflammés et médiocres en yiddish. Innocents ? Oui. Platoniques ? Oui encore. Et pourtant l’attirance que nous avons ressentie pour elle me paraît aujourd’hui bien compréhensible : vivant entre garçons comment n’aurions nous pas été subjugués  par la présence de Niny, si féminine, si affectueuse ; Dès que je l’apercevais, mon cœur se mettait à battre violemment. Judith et Mireille sont fiancées, donc intouchables. Niny est seule, donc théoriquement approchable, « aimable ». Kalman l’aime, moi je l’aime, en fait tous les enfants l’aiment mais aucun n’ose l’avouer. »

Dans la préface du livre de Judith Hemmendinger, il s’interroge :

Comment as-tu fait, Judith, comment avez-vous fait pour nous apprivoiser ? Niny, cette jeune éducatrice si belle et si dévouée, comment a-t-elle fait pour tenir tant de semaines parmi nous, avec nous ? (…) Rationnellement, Judith, nous étions condamnés à vivre cloîtrés, comme de l’autre côté de la muraille. Et pourtant, en peu de temps, nous réussîmes à nous retrouver du même côté. Ce miracle-là, à qui le devons-nous ? Comment l’expliquer ? À quoi l’attribuer ? À nos affinités religieuses ? Aux vôtres ? Le fait est que tous ces enfants auraient pu basculer dans la violence ou opter pour le nihilisme : vous avez su les diriger vers la confiance et la réconciliation »

La vie de groupe dans un cadre ouvert, sans autorité excessive, a permis de stabiliser affectivement ces adolescents et de les réadapter progressivement à la réalité. En effet, la vie dans cette maison a été ressentie comme une entité sécurisante où des relations quasi-fraternelles ont pu se tisser et assurer le transfert de tous les affects. La qualité de l’encadrement, l’attitude tolérante et permissive des deux éducatrices qui ont fait l’effort d’apprendre le yiddish et d’appeler les adolescents par leurs prénoms, expliquent aussi la réussite de Taverny. Ces adolescents avaient la possibilité d’être ce qu’ils étaient. Enfin la vie religieuse a fait le reste, en particulier le contact avec les jeunes du mouvement religieux Yeshurun, venus organiser un camp d’été.

Niny continue sa tâche comme directrice de la maison de Versailles, puis un temps comme éducatrice des enfants Finaly retrouvés, et placés dans la propriété d’André Weill, trésorier du COSOR (œuvres sociales de la résistance).

En 1947, elle obtient une bourse du National Council of Jewish Women, une organisation proche du Joint, pour une formation spécialisée de service social aux Etats-Unis, utilisant le Case-Work. Cette méthode d’intervention américaine, basée sur la psychologie dynamique, englobant la formation et la supervision était peu connue en France. Introduite dans les années 20, elle était peu utilisée. Il faut attendre 1949, avec la création de l’école de Paul Bearwald, près de Versailles, pour  que le case-work  se diffuse à l’OSE et au sein des milieux professionnels.  Elle part suivre les cours à l’université de Berkeley (Californie),  avec l’obligation au retour de travailler 2 ans dans une organisation d’action sociale juive.  En rentrant, Gaby Cohen travaille au Joint, (ou AJJDC, American Jewish Joint Distribution Commettee) pour faire le lien entre les services sociaux juifs, financés par cette organisation et les organismes de protection de l’enfance en France. Elle se souvient de la méfiance de ses collègues au sujet de la supervision et des efforts entrepris conjointement par le Joint et par l’OSE pour populariser le Family Case-Work, méthode de formation qui envisage la famille comme un tout pour résoudre les différents problèmes.

Elle occupe ensuite, jusqu’à sa retraite, en 1985, le poste d’assistante sociale chef  au Fonds social juif unifié (FSJU) qui prend la suite du Joint pour la collecte de fonds, mais qui s’est donné comme objectif de reconstruire la vie juive en France. C’est d’ailleurs là qu’elle a connu son futur mari, Tito Cohen, agent de liaison entre  le Joint et le FSJU. De cette union est né en 1960, un fils Laurent qui deviendra  neurologue, professeur des universités et l’un des spécialistes du cerveau.

Au département social du FSJU et forte de son expérience pendant la guerre, elle se spécialise dans le domaine de l’enfance et de la formation des cadres pour les besoins des différentes associations sociales de la communauté, contribuant à leur professionnalisme. Elle se partageait le travail avec Edith Kremsdorf, une autre assistante sociale issue de la guerre et qui s’occupait du monde de la gériatrie.  Grâce aux efforts de l’une et de l’autre, le Centre médico social de l’OSE a pu ouvrir le premier centre de jour en France pour les anciens atteints de la maladie d’Elzeimer,   en lien avec l’hôpital. (Centre Edith Kremdorf).

Gaby Cohen a reçu la médaille de la Légion d’Honneur en 2006, et meurt à Paris le 30 avril 2012,  à l’âge de 89 ans.  En 2016, l’OSE donne son nom à la MECS (maison d’enfants à caractère social) ouverte pour des jeunes filles en grandes difficultés, puis des garçons à La Courneuve.

« L’OSE a inculqué en moi une certaine éthique, le sens des responsabilités et le souci de l’autre », disait Niny. « Mais surtout, j’ai appris que l’éducation n’est rien, sans amour et don de soi ».

Sources : Dossier du personnel au siège de l’OSE – Entretiens en 1996, 2004, 2015 – Film de Michel Kaptur et Katy Hazan, le sauvetage des enfants juifs pendant la guerre.

Bibliographie :Georges Garel, Le sauvetage des enfants juifs, Paris, FMS/Le Manuscrit, 2016 – Katy Hazan, Les orphelins de la Shoah, les maisons de l’espoir, 1944-1960, Paris, Les Belles Lettres, 2003 – Katy Hazan, Eric Ghozlan, Les enfants de Buchenwald du shtetl à l’OSE, FMS/Le Manuscrit, 2006 – Judith Hemmendinger, Les enfants de Buchenwald.  Que sont devenus les 1 000 enfants juifs sauvés en 1945 ?, Taverny”, Éditions Favre, 1984, p. 47-57. – Elie Wiesel, Tous les fleuves vont à la mer, mémoires, Paris, Point, 1994

Katy Hazan