Née le 21 juillet 1882 au Petit-Quevilly (Seine-Inférieure, aujourd’hui Seine-Maritime), décédée le 1er octobre 1979 à Paris (14e arr.).
Le père de Lucie Sabatier, Auguste Sabatier (1839-1901), est pasteur. Considéré comme une figure du protestantisme, sa pensée est caractérisée par un grand esprit d’ouverture et un refus du dogmatisme. Il fait partie des fondateurs de la Faculté de théologie protestante de Paris créée en 1877, faculté dont il deviendra le doyen en 1895. Pour son époque, il est considéré comme l’un des principaux théoriciens du protestantisme libéral. En 1875, il épouse en secondes noces Frankline Groult qui est catholique.
En 1900, Lucie Sabatier épouse Élie Chevalley qui est professeur de droit. La carrière de son mari se déroule à l’étranger. C’est d’abord l’Égypte, où naîtra leur premier fils en 1902, puis le Liban et la Syrie après la Première Guerre mondiale. Le couple aura un second fils, Pierre, né en 1906.
Durant ces séjours à l’étranger, outre sa vie familiale de jeune épouse et mère, Lucie Chevalley s’engage dans une formation juridique et elle est une des premières femmes à obtenir un doctorat de droit. Son désir de poursuivre ses études au-delà du doctorat se heurte à l’impossibilité, en tant que femme, de se présenter à l’agrégation. Par ailleurs, son séjour au Liban la rend sensible à la réalité des mouvements migratoires et à la question des réfugiés. Ceux-ci affluent du Proche et Moyen-Orient, d’Europe Centrale et de Russie, contraints de fuir leur pays suite à des persécutions ou dans l’impossibilité qu’ils sont d’y survivre.
En 1920, à son retour en France, elle s’engage dans le combat féministe réformiste, au sein du Conseil national des femmes françaises (CNFF) [1], en particulier contre la pénalisation de l’avortement.
Mais l’engagement le plus marquant de Lucie Chevalley va porter sur la question des réfugiés et des migrants. La question des déplacements forcés de milliers de migrants est au cœur des questions sociales du moment. Après avoir ouvert largement l’accès à leur territoire, les États-Unis s’engagent dans une politique lente mais inexorable de fermeture de leurs frontières. Cet arrêt du mouvement migratoire a des répercussions dans toute l’Europe où des milliers de candidats à l’émigration se trouvent bloqués dans les ports, dans les gares. Séparation des familles, refoulement, maladies et pauvreté, les migrants et en particulier les femmes sont au cœur d’histoires individuelles et collectives marquées par les ruptures et la misère.
En 1921, une enquête conduite dans quatre pays par une assistante sociale de la Youth Women Christian Association (YWCA), en Allemagne, Tchécoslovaquie, France et Suisse. Sous le titre The Welfare of Migrants, elle décrit très précisément les conditions de migration, du lieu de départ jusqu’au pays d’arrivée. Cette étude servira de support à de multiples contacts auprès de diverses organisations internationales (Organisation internationale du travail, Société des nations notamment) et constituera les bases fondamentales de la création de l’International Migration Service (IMS). Elle conclut à la nécessaire mobilisation d’un réseau international à partir d’agences ou de bureaux déjà existants dans différents pays.
En 1924, l’IMS est officiellement créé avec le projet qu’une organisation se mette en place en France. Pour y parvenir, l’IMS s’adresse à la présidente du CNFF qui l’invite à rencontrer Lucie Chevalley, identifiée comme la personne adaptée à la situation, du fait de son parcours juridique et de l’intérêt qu’elle porte à la question des réfugiés.
Le Service international d’aide aux émigrants (SIAE), matrice du futur Service social d’aide aux émigrants (SSAE), est créé, regroupant les comités déjà existant en France à Paris, Marseille, Le Havre et Cherbourg. Lucie Chevalley assure la rédaction des statuts du comité puis de l’association. La recherche d’efficacité est au centre de ses préoccupations et elle n’hésite pas à bousculer quelque peu les habitudes si profondément ancrées dans la conduite des œuvres philanthropiques. Car ce que Lucie Chevalley sait de façon certaine, c’est que le SIAE ne doit pas être une œuvre caritative de plus, mais bien plutôt une organisation structurée puisant une légitimité reconnue par les pouvoirs publics afin de proposer une aide non pas ponctuelle et aléatoire mais consolidée par la loi et des droits reconnus envers les migrants.
En 1932, c’est le couronnement de ces longues années d’intenses démarches, avec la reconnaissance d’utilité publique. Le SIAE devient le Service social d’aide aux émigrants (SSAE). Évidemment, le lien avec les pouvoirs publics, s’il apporte plus de stabilité, implique de fait un lien de dépendance plus important.
Dans le contexte tendu sur le plan national et international des années trente, la question de l’accueil des migrants et de leur installation en France est source de débats passionnés et de clivages importants au sein de la société. Malgré tout, le ministère du Travail intègre un sous-secrétariat d’État à l’immigration. Philippe Serre, qui est à sa tête, sollicite le SSAE afin que l’association mette en place un nouveau service pour organiser l’aide aux familles de travailleurs étrangers. Ces comités départementaux s’appuient sur un réseau déjà existant, celui des inspectrices qui, depuis 1928, assurent la protection de la main d’œuvre féminine étrangère agricole. L’idée du sous-secrétaire d’État est d’aller vers un élargissement de leurs compétences en les dédiant à toutes les familles de tous les travailleurs étrangers, quel que soit leur secteur d’activité – agricole comme industriel.
Cette orientation vers un service plus universel convient parfaitement à Lucie Chevalley qui voit dans les possibilités offertes à l’association, non seulement celle de renforcer sa place auprès des pouvoirs publics mais aussi de structurer un service ayant vocation à embrasser l’ensemble des questions liées aux migrations. Elle résume sa vision de ce qu’elle souhaite mettre en place dans un courrier adressé à Alexandre Parodi, alors directeur général du ministère du Travail : « Une protection sociale qui doit entrer dans le détail des problèmes individuels, tenir compte des circonstances les plus diverses, établir avec d’autres services sociaux et des correspondants à l’étranger des contacts réguliers, ne peut être réalisée que par un organisme bénéficiant de la liberté d’initiative d’une association et utilisant des assistantes spécialisées par une formation technique appropriée. »
Le Service social de la main-d’œuvre étrangère (SSMOE) est né et va intégrer les activités du SSAE.
À la veille de la guerre, Lucie Chevalley s’engage pleinement dans la conduite de l’association. Elle est à la tête d’une organisation qui se structure de façon plus stable et qui se distingue de l’œuvre caritative par l’affichage d’un service universel s’adressant à tous. Autre point revendiqué, le professionnalisme, car la légitimité de l’association tient fortement à la qualité de l’expertise qu’elle apporte et des interventions qu’elle mène. La vision d’un service soutenu, mais non inféodé, par les pouvoirs publics, ouvert sur un réseau international et incontournable pour toutes les questions liées aux migrations et à la présence des étrangers, voilà ce qui doit pour elle constituer les bases et les principes d’action.
Bien qu’encore fragile, ce socle va permettre au SSAE de faire face aux bouleversements que la débâcle, l’exode et enfin l’Occupation vont provoquer en France. En juin 1940, après quelques semaines de fermeture le temps de mettre à l’abri les professionnelles, le matériel et les dossiers, le bureau du SSAE de Paris ouvre à nouveau. Les étrangers n’ont pas disparu du sol français, les candidats à l’émigration ne vont cesser d’augmenter… Le SSAE ne peut se dérober en cessant d’offrir ses services en des temps où ceux-ci vont devenir vitaux. Le service se trouve divisé par la ligne de démarcation, et il y a urgence à soutenir le bureau marseillais totalement submergé par celles et ceux qui cherchent à fuir le territoire français. Un bureau va donc ouvrir à Lyon pour superviser les actions de la zone sud.
C’est Lucie Chevalley qui va endosser la fonction indispensable de trait d’union entre les différents bureaux. D’une part, elle souhaite rencontrer les nouvelles autorités qui viennent de s’installer à Vichy, d’autre part elle entrevoit assez vite les opportunités engendrées par la possibilité de franchir régulièrement cette frontière intérieure. La vie de Lucie Chevalley s’organise peu à peu autour d’activités des plus officielles d’une part, et un engagement de plus en plus marqué dans des actions clandestines d’autre part. Les activités officielles relèvent des nécessaires démarches à entreprendre pour assurer la continuité de fonctionnement du service.
En ces débuts d’Occupation, la place du SSAE reste une source d’appuis pour les différentes associations et comités qui veulent agir pour secourir les étrangers et leurs familles. Ainsi, Lucie Chevalley est rapidement sollicitée par les responsables de ces structures pour les aider à organiser l’assistance dans les camps d’internement. (Sur l’action du SSAE dans les camps d’internement, voir la note biographique de Marcelle Trillat). Elle engage aussi l’association aux côtés de la Croix Rouge afin d’organiser le service des messages familiaux, la séparation des familles du fait de la guerre, de l’exode puis de la frontière intérieure étant au c’ur des préoccupations de nombre d’organisations.
L’intense activité que demande le fonctionnement de l’association ne la rend pas pour autant aveugle quant aux persécutions dont est victime en particulier la population juive. Les activités menées par le SSAE comme ses relations et amitiés nouées au sein du CNFF lui font percevoir les effets de la politique de stigmatisation, de spoliation et les dangers encourus par les populations juives étrangères puis françaises. Profitant des avantages liés à sa fonction de présidente du SSAE, et des facilités de déplacement qu’elle procure, elle s’implique dans un réseau clandestin dont le but est de mettre à l’abri adultes et enfants juifs afin qu’ils échappent les rafles. L’Entraide temporaire naît ainsi de l’initiative de plusieurs femmes pour venir en aide aux personnes juives ayant perdu leur emploi puis pour assurer le sauvetage en particulier d’enfants au moment des rafles [2].
Malgré les risques encourus, Lucie Chevalley ne sera jamais inquiétée durant toute la période de l’Occupation. La Libération et la période de reconstruction qui la prolonge engagent à nouveau la présidente du SSAE à reprendre son bâton de pèlerin. Les bureaux de l’association ont ouvert de nouveau et de nombreuses tâches attendent les professionnelles. Durant cette période, Lucie Chevalley va consacrer une grande partie de son activité aux problèmes des réfugiés. Elle participe activement à différentes instances comme l’Organisation Internationale des Réfugiés (OIR) mise en place par le Conseil économique et social des Nations-Unies. Le SSAE se voit confier une mission de service social pour tous les réfugiés sollicitant un appui auprès de l’OIR. Diverses coordinations se mettent en place afin de mutualiser les services à rendre à une population de plus en plus nombreuse. En 1950, avec la disparition de l’OIR, c’est le SSAE qui en France est chargé de l’organisation de l’assistance aux réfugiés sous le contrôle d’une commission interministérielle. Afin de prendre le relais de l’OIR, la création d’une instance française de protection juridique des réfugiés est en chantier. Lucie Chevalley participe aux travaux préparatoires et le SSAE est membre du Conseil d’administration de l’Office de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) créé par la loi du 25 juillet 1952. En 1960, déclarée « Année mondiale du Réfugié », elle est un membre actif du comité français et se rendra personnellement en Grèce pour accompagner vers la France des convois de réfugiés vivant dans des camps.
En 1965, le Haut Commissariat aux Réfugiés lui décerne la médaille Nansen pour saluer l’ensemble de son action en faveur des réfugiés. (La liste des décorations reçues par Lucie Chevalley est la suivante : outre la médaille Nansen citée plus haut : les Palmes académiques, Officier de la Santé Publique, Commandeur du Mérite Social, Officier du British Empire, Medal of Freedom (États-Unis), officier du Mérite social polonais, Médaille de la Croix Rouge de Belgique, Anneau Nansen, chevalier puis grand officier de la Légion d’honneur).
Elle quitte la présidence du SSAE en 1964, tout en restant présidente d’honneur et continuant à suivre de façon attentive la vie de l’association. Elle assure la présidence du CNFF de 1964 à 1970 et sera à l’origine de la création de la commission sur les migrations et les droits des étrangers. Elle s’éteint à son domicile en 1979 à l’âge de 97 ans tout en dictant le récit de sa vie très riche. (Lucie Chevalley fait actuellement l’objet d’une thèse menée par Diane Galbaud (CERLIS/université Paris Descartes) et soutenue par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Une fois achevée, elle contribuera à donner une juste place dans l’Histoire à cette personnalité et à ce parcours féminin hors du commun).
En 1993, la Commission pour la désignation des Justes lui confère à titre posthume le titre de Juste parmi les Nations. Un arbre est planté à Yad Vashem sur les collines de Jérusalem et son nom gravé sur le mur du Mémorial de la Shoah à Paris.
Notes :
1. Créé en 1901, le CNFF est le fruit du regroupement des éléments du Congrès international de la condition et des droits des femmes – organisation défendant le suffrage féminin et l’égalité totale des sexes – et ceux du Congrès international des œuvres et institutions féminines, à vocation plus philanthropique. Le CNFF, qui avait pour ambition de réunir l’ensemble des mouvements féministes, échoue à ce regroupement dès sa création, en raison des critiques issues des mouvements plus radicaux. Il vise à améliorer la situation des femmes dans la famille et la société, en travaillant étroitement avec toutes les institutions.
2. Sur l’Entraide temporaire. SOURCES : Archives du SSAE (1921-2005), versées aux Archives nationales sur le site de Pierrefitte-sur-Seine, cote 44AS. – Lucienne Chibrac, Les pionnières du travail social auprès des étrangers, le Service social d’aide aux émigrants, des origines à la Libération, Rennes, ENSP, 2005. – Patrick Cabanel, Les protestants et la République, de 1870 à nos jours, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000. – Christine Bard, Les filles de Marianne, histoire des féminismes, 1914-1940, Paris, Fayard, 1995. – Lucien Lazare, Le livre des Justes. Histoire des sauvetages des juifs par les non-juifs en France, 1940-1944, Paris, Jean Claude Lattès, 1995.
Lucienne Chibrac