
Née le 2 janvier 1911 à La Chapelle-Saint-Florent (Maine-et-Loire), décédée le 4 juillet 2000 à Angers (Maine-et-Loire) ; assistante sociale de l’École professionnelle de la Chambre syndicale de la haute couture parisienne (1932-1936) puis conseillère sociale à la Ligue de la mère au foyer (1936-1939), assistante sociale à la Mutualité sociale agricole du Maine-et-Loire (1946-1950) puis à Hussein Dey, dans la banlieue Est d’Alger (1950-1957), coopérante au sein des services marocains de la Santé publique (1960-1971), formatrice à l’École d’assistantes sociales (1971-1976).
Marie-Renée Chéné est née le 2 janvier 1911 à La Chapelle-Saint-Florent (Maine et Loire), petit village rural des Mauges d’un millier d’habitants, où, depuis 1905, une entreprise de chaussures créée par son père, René Chéné, vigneron et marchand de vin à l’origine, se développe rapidement, jusqu’à devenir le principal employeur du canton. Elle est le sixième enfant d’une fratrie de sept, et, parmi ses ancêtres, figure l’un des chefs de l’insurrection vendéenne de la période révolutionnaire. Elle fait des études courtes dans un pensionnat catholique d’Angers, et bientôt, à l’image de plusieurs personnes de sa famille, oncles, tantes et frère aîné, elle se pose la question de sa vocation religieuse. Mais, de caractère très sociable et désireuse de se mettre directement au service des autres, plutôt que d’entrer dans un ordre religieux traditionnel, elle devient membre d’un institut séculier ignacien intitulé « Notre-Dame du Travail », en tant que future « religieuse dans le monde », mais n’y prononce aucun vœu. Elle suit alors à Paris, de 1930 à 1932, la formation de l’École normale sociale (ENS), qui se situe dans la ligne nouvelle de la doctrine sociale de l’Église, où elle prépare à la fois les diplômes d’assistante sociale et d’infirmière. Ces deux institutions ont été créées par deux femmes laïques, Andrée Butillard et Aimée Novo.
Après cette formation, Marie-Renée Chéné est employée à Paris, de 1932 à 1936, au sein de l’École professionnelle de la Chambre syndicale de la haute couture parisienne, comme assistante sociale au service des jeunes couturières et de leurs familles. Elle occupe ensuite, de 1936 à 1939, un emploi de conseillère sociale à la « Ligue de la mère au foyer » créée par l’Union féminine civique et sociale (UFCS) fondée en 1925 par Andrée Butillard. Cette association milite, dans le cadre du catholicisme social, pour que les mères puissent s’occuper à temps plein de leurs enfants, sans être contraintes économiquement à travailler, ce qui suppose que le salaire du mari soit suffisant, ou que des « allocations familiales » compensatrices soient attribuées. Pendant l’année universitaire 1938-1939, elle s’inscrit aussi comme étudiante à l’Institut catholique de Paris, où elle prépare le premier certificat d’une licence libre de sciences économiques et sociales. Le besoin de théoriser et de valider sa pratique sociale, en l’appuyant sur des études et des diplômes universitaires, est une des caractéristiques profondes de sa vie. Sur ce point, elle ne sera pas toujours comprise de sa famille, où les études supérieures ne sont guère valorisées à l’époque pour les femmes.
Elle écrira plus tard, à propos de cette période :
« Mon premier “service social” comportait de multiples visites aux familles de la périphérie de Paris, que l’on appelait alors “la zone”. Il s’agissait de sauvetages individuels qui permirent à quelques personnes et familles de sortir de la pauvreté. C’est ainsi que, durant neuf années, j’ai contribué à opérer ce qu’un Centre de recherches appelle “l’écrémage des pauvres”. Si l’on sauve les meilleurs, ceux que l’on ne sauve pas ont encore moins de chance d’échapper à la misère. »
Lorsque éclate la guerre en 1939, l’École normale sociale se replie en partie à l’Université catholique d’Angers, dont le recteur est alors Mgr Francis Vincent, son oncle maternel. Marie-Renée Chéné, avec deux autres collègues, va organiser pendant toutes les années de l’Occupation de nombreux stages de formation pour les animatrices d’associations et de mouvements de jeunesse divers, religieux ou laïcs, très actifs à cette époque : cours sociaux, journées et sessions rurales pratiques, etc. Ces activités seront à l’origine de la future École normale sociale de l’Ouest, qui a formé depuis de nombreux travailleurs sociaux. Ces nouvelles responsabilités d’encadrement pédagogique et d’animation sociale, en continuité avec ses engagements parisiens d’avant-guerre, sont aussi une préparation à de futurs engagements.
À la suite des bouleversements de la Libération, les activités sociales de l’Université étant passées dans d’autres mains, Marie-Renée Chéné souhaite alors s’immerger davantage dans le travail social de terrain, en milieu rural en particulier, où elle n’a été jusqu’ici qu’animatrice. Elle occupe donc, entre 1946 et 1950, un emploi d’assistante sociale à la Mutualité sociale agricole du Maine-et-Loire, à Montreuil-Bellay, dans un environnement pour la première fois totalement laïc. Pour parfaire ses connaissances, elle passe aussi un certificat de spécialisation rurale d’assistante sociale, délivré par le ministère de l’Agriculture. L’après-guerre est dans le monde rural le début d’une période de grandes mutations techniques, économiques et sociales, qui s’accompagnent d’une évolution des mentalités traditionnelles : le jeune couple, par exemple, ne souhaite plus cohabiter avec les parents dans la même exploitation… Les coopératives et les mutuelles se développent, ainsi que les mouvements d’action catholique spécialisée (JAC et JACF). Marie-Renée Chéné, à ce poste modeste de Montreuil-Bellay, mais avec son expérience et son dynamisme, a initié ou accompagné bien des initiatives dans le domaine social, comme par exemple la mise en commun de machines à laver itinérantes, pour alléger les tâches ménagères individuelles.
Elle cherche aussi à donner une nouvelle direction à son engagement religieux, s’étant éloignée de la congrégation de Notre-Dame du Travail en ne retournant pas travailler en région parisienne dans le milieu associatif catholique où elle a débuté. De nouvelles structures d’Église l’attirent, comme la Mission de France et ses prêtres ouvriers, dont elle cherche à se rapprocher, pour tenter de se mettre au service des plus pauvres. Mais ce milieu très engagé socialement et politiquement regarde avec méfiance cette « fille de patron » de l’Ouest conservateur… Finalement, en 1950, par l’intermédiaire de Mgr Paul Pinier, évêque coadjuteur d’Alger, qui avait été l’adjoint de son oncle à l’Université d’Angers, il lui est proposé de venir travailler dans un bidonville à Hussein Dey, celui de Bérardi-Boubsila. C’est le Père Jean Scotto, curé de la paroisse de cette commune populaire de la banlieue Est d’Alger, pied-noir très ouvert au monde musulman, et responsable de la Mission de France pour l’Algérie, qui l’accueille. Elle décrit ce quartier hors-la-loi, comptant plus de 5 000 habitants, comme « un îlot de huttes sordides qui, aux yeux des européens des environs, était un repaire de gens indésirables où il était dangereux de s’aventurer […]. Le seul nom de Boubsila, “père-l’oignon”, “père-la-misère” était pour moi un programme. » Mais « très vite entourée d’une équipe d’étudiants algériens et de volontaires du Service civil international, nous avons, au jour le jour, avec de bien pauvres moyens, tenté de résoudre quelques-uns des problèmes qui se posent à toute population de campagnards émigrés cherchant à s’intégrer dans la vie citadine […]. C’était un privilège, en 1950, d’entreprendre en Algérie une tâche sociale sans mandat administratif, sans a priori d’ordre confessionnel ou politique. C’était l’un des facteurs pour mériter la confiance de la population. »
Ainsi, progressivement, mais sans véritable soutien des autorités locales, des projets se concrétisent, en mobilisant toutes les bonnes volontés disponibles : une salle de soins sans équipement, un secrétariat social installé dans la carcasse d’une ancienne ambulance, des classes de filles puis de garçons, des formations de base dispensées aux femmes, des aménagements de salubrité (points d’eau, ordures, voirie), des comités de quartier et une association. Pour compléter les financements toujours précaires de ces activités, Marie-René Chéné peint des tableaux qu’elle vend à l’occasion des kermesses, ou sollicite sa famille. Elle fait le choix d’habiter dans une minuscule maisonnette de bois où se réunissent néanmoins ses nombreux amis.
Malgré les tensions de plus en plus vives entre communautés dues à la guerre d’indépendance qui a éclaté en 1954, l’action sanitaire et sociale se poursuit, et d’autres bidonvilles voisins sont également concernés. En 1955, Germaine Tillion, ethnologue et résistante, alors membre du cabinet de Jacques Soustelle, gouverneur général de l’Algérie, est chargée de mettre en place des politiques globales de lutte contre la « clochardisation » des populations musulmanes. Elle est vivement intéressée par les méthodes mises en œuvre à Boubsila, et charge Marie-Renée Chéné d’une enquête approfondie sur les réalités du bidonville, qui sera publiée officiellement. En partie inspiré de ces réalisations est alors créé en octobre 1955 le Service des centres sociaux dont les objectifs prioritaires sont de :
- donner une éducation de base aux éléments masculins et féminins de la population
- mettre à la disposition de ces populations un service d’assistance médico-social polyvalent
- susciter, coordonner et soutenir toutes initiatives susceptibles d’assurer le progrès économique, social et culturel de son ressort.
En 1962, 125 centres seulement ont été créés dans toute l’Algérie, sur un objectif initial d’un millier. Mais ils sont l’une des rares initiatives – et bien trop tardives – prises pour tenter de faire sortir les populations musulmanes algériennes du sous-développement. Par ailleurs, la situation politique et militaire de l’Algérie après l’insurrection de 1954 conduit à des situations très difficiles pour les travailleurs sociaux intervenant auprès de la population musulmane, comme par exemple en mai 1956, quand les assistantes sociales sont réquisitionnées pour procéder à la fouille des femmes lors d’opérations de police dans la casbah d’Alger. Marie-Renée Chéné et quelques-unes de ses collègues refusent alors d’effectuer cette mission, au nom de leur déontologie professionnelle, mais sont menacées de graves sanctions. Finalement, grâce au courage et à l’opiniâtreté de ce petit groupe, et au soutien des instances nationales de leur profession, le préfet d’Alger, qui reçoit personnellement Marie-Renée Chéné, reconnaît le bien-fondé de leur attitude, créant ainsi une sorte de jurisprudence en matière de travail social en temps de guerre. En 1957, le cycle attentats-répression s’intensifie au moment de la bataille d’Alger, qui conduit à l’arrestation, à la torture et au procès de nombreux « chrétiens libéraux » et de collègues des Centres sociaux, dont beaucoup font partie de ses amis proches, dont Nelly Forget. Se sachant menacée d’un sort identique, Marie-Renée Chéné décide de ne pas rentrer en Algérie à la suite d’un séjour en métropole, et participe alors en région parisienne à la formation de futurs cadres sociaux musulmans.
En 1958-59, elle suit une année de formation à la langue arabe au Liban, puis entreprend à l’École pratique des hautes études (EPHE), sous la direction de Germaine Tillion, la soutenance d’un mémoire intitulé « Treize ans d’un bidonville algérien “Bubs’ila”, 1950-1963 ». Elle retourne quelques mois à Hussein Dey en 1963 pour l’achever, mais ne désire pas reprendre des responsabilités sociales dans l’Algérie indépendante. Dans sa conclusion, elle écrit :
« Je souhaite que cette étude […] contribue, pour sa modeste part, à accroître la compréhension et l’estime pour ces anciens fellahs, frères de ceux que l’on rencontre dans les faubourgs de nos villes de France. Je leur dois de m’avoir apporté la plus grande des richesses : le témoignage de leur foi, de leur volonté de vivre, de “survivre” malgré les conditions les plus dures d’existence. Je leur dois aussi la fidélité d’une amitié que la plus terrible des guerres n’a en rien altérée. »
Elle choisit alors d’exercer comme coopérante, de 1960 à 1971, au sein des services marocains de la Santé publique, à Fès puis à Rabat. Elle prépare puis soutient en 1971 à l’EPHE, toujours sous la direction de Germaine Tillion, dont elle est devenue une amie proche, une thèse de 3e cycle consacrée aux « Marges citadines de Rabat-Salé », dans laquelle elle confie qu’elle a « consacré tous ses loisirs à écouter ceux que l’on n’a pas le temps d’écouter, à observer les mutations profondes qui s’opèrent dans la masse d’émigrés ruraux en essai d’intégration à la ville, à insérer dans la trame statistique des éléments humains qui transfigurent la sécheresse des chiffres. »
Peu après, Marie-Renée Chéné rentre en France et s’installe à Nice, où elle est, jusqu’à sa retraite en 1976, formatrice à l’École d’assistantes sociales. En 1978, un grave accident cérébral la diminue beaucoup, mais, à force de volonté, elle parvient à retrouver en grande partie l’usage de la parole et de l’écriture. Elle réside alors dans une maison de retraite à Angers, où elle décède le 4 juillet 2000. Selon des dernières volontés, ses biens ont été légués au Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) et son corps à la science.
PUBLICATIONS :
- Treize ans d’un bidonville algérien “Bubs’ila”, 1950-1963, diplôme de l’EPHE (6e section des sciences économiques et sociales) sous la direction de Germaine Tillion, Paris, 1964, 190 p.
- Marges citadines de Rabat-Salé, thèse de 3e cycle à l’École pratique des hautes études en sciences Sociales, sous la direction de Germaine Tillion, Paris, 1971, 308 p. (1re et 2e partie ; 3e partie)
- Œuvres picturales, 2012, 130 p. illustrées.
SOURCES :
- Andrée Dore-Audibert, Des Françaises d’Algérie dans la guerre de libération, Paris, Karthala, 1995, p. 45-66.
- Mohamed Sahnoun, Mémoire blessée, Paris, Presses de la Renaissance, 2007, chapitre 6.
- Marie-Renée Chéné (1911-2000), pionnière de l’action sociale, biographie établie par Pierre Couette, 2012, 304 p., ISBN 9782954834207
- Rachid Khettab, Frères et Compagnons. Dictionnaire biographique d’algériens d’origine européenne et juive et la guerre de libération (1954-1962), Alger, Dar Khettab, 2012, p. 66-67.
- Henri Pascal, Histoire du travail social en France, de la fin du XIXe siècle à nos jours, Rennes, Presses de l’EHESP, 2014, p. 210-212.
Pierre Couette