Animateur, sociologue, formateur en école de service social de 1980 à 1993, Hervé Drouard est théoricien de la recherche en travail social (RETS). Il est fondateur en 1993 de l’association AFFUTS (Association Française pour des Formations Universitaires en Travail Social) rédacteur en chef de Forum (revue de la recherche en travail social) de 1989 à 2002, militant pour la création de la chaire en travail social au CNAM.


Hervé Drouard naît le 12 avril 1933, à Conquereuil en Loire Inférieure (devenue Loire Atlantique en 1957), dans un milieu rural de paysans sans terre. Il va connaître la pauvreté au décès de son père en 1933, alors qu’il est âgé de 3 mois. Les trois aînés devront s’employer au plus tôt dans les fermes avoisinantes comme vachers ou servante, laissant Hervé seul avec sa mère qui elle-même sera journalière. Élève brillant, il intègre en 1945 le petit séminaire de Guérande (44) transféré à Ancenis en cette période de guerre. Un notable local finance sa scolarité, comme cela se pratiquait couramment à cette époque.

Gagné dès l’enfance par la foi catholique, il intègre le grand séminaire de Nantes où il est ordonné prêtre en 1958. Les nominations prononcées par le conseil épiscopal le nomment vicaire-instituteur dans une école rurale à classe unique au Gâvre (44). Peu attiré par le métier d’instituteur, Hervé aurait préféré une autre affectation, mais il n’a pas le choix. Il intègre son poste, qu’il quittera trois ans plus tard, épuisé par un trop plein d’activités entre la classe et l’exercice du sacerdoce.

Suivront d’autres affectations qui ne le motiveront guère jusqu’à celle à la mission de la mer de Nantes à partir de 1965 où il occupera des fonctions correspondant à ses attentes. Il est animateur auprès de jeunes marins en congés et à quai ou en formation à l’EAM (école d’apprentissage des marins), il anime des groupes d’action catholique et gagne sa vie comme peseur de sacs de sucre et compteur de « régimes de bananes » sur le quai de Nantes où accostent les bateaux en provenance des Antilles françaises. Il ne veut plus devoir compter sur les messes commandées au nom de défunts pour vivre. D’esprit ouvert, engagé auprès des laïcs, soucieux de voir l’église sortir de son carcan, se décléricaliser, son comportement au tournant de 1968 ne satisfait pas la hiérarchie épiscopale. Elle va se saisir de l’implication d’Hervé dans une étude sociologique commandée par la mission de la mer et dirigée par Roger Benjamin pour le muter au siège parisien où il poursuivra la recherche. Insoumis à la hiérarchie, il se permet de tutoyer l’évêque lors d’un grand colloque. C’en est trop, l’épiscopat ne lui proposera plus aucune affectation, le contraignant à quitter le giron de l’église. Il lui faut alors obtenir des diplômes monnayables auprès d’un employeur : DECEP (diplôme d’État de conseiller d’éducation populaire), maîtrise de sociologie à laquelle il s’est initié et qui l’attire, puis thèse de doctorat soutenue en 1975 à la faculté de Vincennes. Il postule alors à la faculté d’Alger où il enseigne durant trois ans. Les expériences accumulées depuis le séminaire développent chez Hervé le sens d’une pédagogie de l’expérimentation.

De retour en France il intègre l’EPSI de Clermont-Ferrand (école pratique sociale interrégionale) au moment où la réforme du Diplôme d’État d’Assistant de service social prévoit un mémoire d’initiation à la recherche pour sa validation. Hervé analyse que la position des travailleurs sociaux en recherche est spécifique puisqu’ils sont à la fois praticiens et chercheurs. Il superpose ce modèle de praticien-chercheur au concept de praxéologie, champ disciplinaire dont l’objet porte sur l’analyse de l’action humaine. Les travailleurs sociaux praticiens chercheurs sont des « praxéologues » qui interrogent leur pratique, les publics auprès desquels ils travaillent, les politiques sociales. « Tout mon passé me poussait à défendre la recherche-action, la recherche professionnelle, les principes et pratiques de « praticien-chercheur-transmetteur », l’approche praxéologique et à initier les professionnels à ce type de recherche ».

On doit à Hervé le concept de praticien-chercheur, qui caractérise la position du professionnel en situation de recherche. « Tout être vivant est dès le départ praticien-chercheur, acteur et penseur, pour survivre, s’adapter, vivre. Tout acte modifie sa relation aux choses et aux autres êtres vivants en construisant des savoirs utiles et nécessaires et ceci dans tous les domaines de la vie ». Pour Éliane Leplay* responsable de formation à l’ETSUP2 « Hervé Drouard est l’un des principaux pionniers de la figure du praticien chercheur, qui ont initié le développement de la recherche en travail social. Il est donc l’un des précurseurs du mouvement actuel, depuis plus de 30 ans ».

Ses différentes expériences l’ont convaincu que c’est en situation que les apprentissages sont les plus formatifs. Il imagine alors un dispositif de formation par la recherche en plaçant les étudiants en enquête permanente. Ils s’initient à la recherche par la pratique de terrain, expérimentant in situ les apports méthodologiques. Pour Hervé champs de pratiques et champs théoriques s’appellent, se confortent, se développent concomitamment (3). « Je m’épuise avec conviction à imaginer et mettre en place un dispositif de formation par la recherche qui fasse entrer chaque étudiant ou professionnel en formation dans le parcours initiatique d’une recherche-terrain sur les situations et problèmes professionnels rencontrés » (op. cité).

Tout en enseignant la sociologie, il fait le constat que « Comme toute discipline d’action, la Recherche en Travail Social (RETS) ne peut pas se contenter d’une discipline de recherche, elle est obligée d’avoir des recherches pluridisciplinaires ». À la différence des formations universitaires, « une formation professionnelle doit apporter l’esprit scientifique et critique en faisant pratiquer la démarche de recherche dans toutes les disciplines du savoir » (4).

Dès 1993 il plaide, au colloque de Toulon, pour aller vers un Doctorat en Travail Social qui donnerait une clef de voûte à la filière et organiserait la recherche avec des laboratoires reconnus. Le paradigme de la RETS se construit progressivement. « Le mouvement français de RETS récuse l’enfermement dans un cadre disciplinaire unique. Il a besoin comme toute science de l’action de savoirs multi-référentiels (5). La recherche en travail social est un champ spécifique, qui doit accéder au statut de science, avoir sa propre place dans les sciences humaines. Elle veut construire des savoirs pratiques reconnus dans la communauté professionnelle et des savoirs scientifiques reconnus dans la communauté scientifique. En référence à la rupture épistémologique chère à l’université, Hervé soutient que le fait d’être impliqué ne disqualifie pas et ne dispense pas d’être auteur, chercheur, mais au contraire apporte un point de vue original, indispensable dans l’univers de la compréhension, de l’explication des situations et des interventions dans et sur ces situations (7). La démarche scientifique doit être respectée pour construire des savoirs nouveaux sur les pratiques professionnelles et ses environnements, elle ne se confond pas avec l’action professionnelle, mais aide à en construire le sens. Pour convaincre de la légitimité de la RETS il faut multiplier les lieux de réflexions en mobilisant progressivement tous ceux qui se retrouvent dans ce type de démarche de recherche. De nombreux travailleurs sociaux en recherche de doctorats sont contraints de « choisir » une discipline puisée dans les sciences humaines ou l’éducation en raison du déficit en France d’une discipline universitaire qui existe presque partout dans le monde et permet de former des chercheurs spécifiques. Cela le conduit à la création d’AFFUTS (Association Française pour des Formations Universitaires en Travail Social) le 24 septembre 1993 afin de mettre en réseau l’ensemble des travailleurs sociaux chercheurs déjà diplômés ou en désir de l’être.

L’association poursuit plusieurs buts : faire connaître les productions des travailleurs sociaux en formations supérieures, encourager à la formation par la recherche dès les premiers niveaux de formation et militer pour la reconnaissance de la recherche en travail social afin d’aboutir à la création du doctorat.

Une chaire assurerait l’autonomie et la reconnaissance des professions sociales. AFFUTS va avoir sa revue, Forum, qui permet une large diffusion des recherches entreprises par des travailleurs sociaux. Née en 1976, à l’initiative du comité de Liaison des Centres de Formations supérieures en travail social Forum a d’abord consisté en un bulletin de liaison publiant des comptes rendus de réunions et des travaux. Puis en octobre 1989, le Comité de liaison confie à Hervé le soin de transformer Forum pour en faire résolument « La Revue de la Recherche En Travail Social ». Hervé crée le poste de Rédacteur en Chef et réunit un Comité de Rédaction. Chacun des numéros comprendra une recherche réalisée par un praticien-chercheur ou une équipe, à laquelle s’ajouteront des présentations de colloques, des recensions d’ouvrages intéressant le social. La revue impose la reconnaissance de ce type particulier de recherches effectuées par un travailleur social, centrées sur des problèmes de pratiques professionnelles dans lesquelles elles s’enracinent et doivent retourner. Des mémoires de formation initiale y trouvent place également. Hervé restera rédacteur en chef durant 13 ans.

FORUM, revue trimestrielle, a accompagné, décodé, interprété le mouvement des idées, les évolutions des pratiques et des institutions de ce champ. La ténacité d’Hervé et de ses successeurs a permis qu’aujourd’hui encore elle soit publiée. Après de nombreux colloques, une conférence de consensus, et beaucoup d’énergie pour convaincre intellectuels, formateurs, professionnels et institutions, une chaire Travail social (devenue Travail social et Intervention sociale) est créée au CNAM à Paris en 2000. « Comme président fondateur d’AFFUTS, il [Hervé] a mené et gagné le combat collectif, pour la création de la chaire de TS du Cnam de Paris, qui a rendu possible, la création en cours de doctorats spécialité travail social ».

Hervé Drouard à la retraite depuis 1993, se décrit aujourd’hui comme engagé, chercheur, écrivain, poète.

Dany BOCQUET aout 2021

Sources :

– Entretien avec Hervé Drouard

– Arguments du dossier « Légion d’honneur » de Hervé DROUARD proposés par Eliane Leplay, témoin comme responsable des formations supérieures ETSUP 1971-1975 ; présidente du Comité de Liaison des centres de formation supérieurs en TS 1978- 1987 ; directrice de l’ETSUP 1976-1996 ; vice- présidente AFFUTS 2011- 2013.

– Écrits d’Hervé Douard :

1. Hervé Drouard, Revue Praxis 3, printemps 2016, « De l’engagement sans gages à la militance engagée ».

2. Drouard Hervé. Problème de discipline professionnelle. In : Agora débats/jeunesse.

3.. 1996. les rapports entre générations en Europe, p97.

4. H. Drouard, Former les professionnels par la recherche, L’Harmattan, Paris, 2006.

5. « petite histoire d’un grand mouvement dans le champ du travail social : la RETS », p4.

6. Faire de la recherche trophée n° 31, site Affuts.