Après avoir effectué ses études d’assistantes sociales à l’École de la Sécurité Sociale (Paris), Marie-Jeanne Manuellan commence sa carrière professionnelle à Tulle en 1950. En 1957, elle part avec son mari en Tunisie, qui vient d’accéder à son indépendance. Elle travaille comme assistante sociale dans le dispensaire d’un bidonville puis dans le service psychiatrique d’un hôpital de Tunis. Ce service est dirigé par Frantz Fanon. Celui-ci lui dicte deux de ses ouvrages fondamentaux. À l’indépendance de l’Algérie, Marie-Jeanne Manuellan s’installe à Alger où elle exerce comme professeur dans un lycée. En 1967 Marie-Jeanne et son mari quittent l’Algérie et s’installe à Paris, où Marie-Jeanne continue à exercer comme professeur.
Marie Jeanne Vacher est née le 4 février 1928 chez sa grand-mère paternelle à Meymac en Corrèze. Alors que ses grands-parents paternels étaient paysans et son grand-père maternel gendarme redevenu paysan à la retraite, ses parents étaient tous les deux instituteurs, le père Pierre avait fait ses études à l’Ecole Normale de Tulle et sa mère Marguerite Marvier à l’École Normale de Saint Germain en Laye. Ils ont toujours exercé en Corrèze à Beyssenac, Troche et Pompadour. Pierre Vacher est membre du syndicat des instituteurs, il est abonné au « Populaire », quotidien de la SFIO ; sous l’Occupation il participe à la résistance, particulièrement implantée en Corrèze. Marie-Jeanne et son frère Georges ne sont pas baptisés. Une cousine, Jeanne Bourroux, militante communiste, également institutrice, sera arrêtée et internée durant toute la durée de la guerre après la dissolution du Parti Communiste en septembre 1939. Comme le déclare Marie-Jeanne, « la cousine Jeanne devint une de mes héroïnes », et elle poursuit « son exemple ne fut pas pour rien dans mon engagement au PC », engagement au moment de la Libération et qui durera jusqu’en 1956, au moment de la révolte hongroise contre la dictature stalinienne.
En 1940, alors qu’elle a 12 ans, sa mère est atteinte d’une forme grave de tuberculose. Internée en sanatorium elle y restera jusqu’à sa mort en 1948. Au moment de l’internement de sa mère Marie Jeanne était alors en classe de 5e, pensionnaire depuis son entrée en 6e au collège de jeune fille de Brive. Ainsi dès l’âge de 12 ans c’est elle qui tenait la maison. Deux fois par semaine, elle écrit à sa mère qui lui écrit aussi deux fois par semaine. Après le baccalauréat, elle s’inscrit à Paris en Hypokhâgne qu’elle quitte rapidement pour s’inscrire à l’École de Puériculture de la Faculté de Médecine, cherchant à accéder plus rapidement à un métier. Au cours de cette année 1947, lors d’une remise de carte de la cellule du PCF, elle rencontre Gilbert Manuellan, étudiant à l’École du génie rural des eaux et forêts. Gilbert Manuellan est le fils de réfugiés arméniens, ayant fui la Turquie au moment du génocide et ayant débarqué en Tunisie, alors sous protectorat de la France. C’est en Tunisie que Gilbert Manuellan s’engage dans l’armée d’Afrique des Forces Françaises Libres. Gilbert et Marie-Jeanne se marient en 1949 à Malakoff où elle réside.
Après un an d’étude à l’École de Puériculture, Marie-Jeanne entre, le 1er octobre 1948, à l’École nationale de service social de la Sécurité sociale. L’habituel certificat de bonne vie et mœurs est signé par le maire d’Arnac-Pompadour. Du fait de son année à l’École de Puériculture, elle entre en deuxième année. Son livret scolaire précise qu’à ce moment-là elle loge chez madame Fougeyrollas, 86 avenue Pierre Brossolette à Malakoff ; son parent le plus proche est son père Jean Vacher instituteur à Pompadour. Peu de temps après son entrée à l’École, un contrat de financement est signé, par son père, vu qu’elle est mineure ; ce contrat prévoit qu’une bourse, d’un montant égal au salaire d’une employée de la Caisse, est attribuée pour toute la durée des études en échange d’un engagement, après le Diplôme, dans les fonctions d’assistante sociale au sein d’un établissement de la Caisse de Sécurité Sociale de Paris. Ce contrat est confirmé un an plus tard par Marie-Jeanne qui vient d’atteindre sa majorité. Au cours de la deuxième année elle effectue ses stages à l’Hôpital Henri Rousselle (Paris 14e) et dans un service administratif de la Caisse Primaire Centrale de Sécurité Sociale. Les stages de troisième année sont effectués au Service Social d’Aide aux Émigrants (Paris 15e) puis au Service social d’orientation professionnelle (Paris 13e). L’appréciation de ce dernier stage est la suivante : « Élève charmante, intelligente, dévouée. Un peu jeune. Manque d’expérience d’où manque de maturité et d’assurance. D’ici peu fera une excellente assistante sociale ». Elle passe son diplôme en mai 1950 avec la mention assez bien, toutes les notes des épreuves écrites et orales sont supérieures à la moyenne.
Quand un poste d’ingénieur agronome du génie rural s’est libéré à Tulle en Corrèze, Gilbert et Marie Jeanne y déménagent. Diplôme en poche, Marie Jeanne exerce comme assistante sociale d’abord à la Sécurité sociale puis à l’usine Brandt jusqu’en 1957. C’est à Tulle que naissent les trois enfants de Marie Jeanne et Gilbert : Marguerite en 1951, Isabelle en 1955 et Pierre Etienne en 1957. En 1950 le couple effectue son premier voyage en Tunisie, rendant visite à la mère de Gilbert, son père étant décédé auparavant. Le 20 mars 1956 le Protectorat français sur la Tunisie prend fin et le pays devient indépendant. Gilbert et Marie Jeanne décident de partir en Tunisie pour contribuer à son développement. Ils y partent avec le statut de coopérant ; Gilbert travaille au ministère de l’Agriculture et Marie Jeanne est nommée, par le ministère de la Santé, assistante sociale dans le dispensaire du Djebel Amar. Marie Jeanne décrit ainsi ce bidonville : « une espèce de magma informe, en bordure de Tunis, cinquante mille personnes, deux bornes fontaines, des gourbis avec entre eux des passages étroits, où se faufiler, plein de détritus, même pas des ruelles, et un dispensaire de peut être 150 m2, avec une cour intérieure ». Le dispensaire reçoit les visites ponctuelles d’un médecin, il est géré par un infirmier. Marie Jeanne commence par faire le suivi à domicile des malades afin qu’ils prennent leurs médicaments. Elle se charge aussi de la distribution de lait pour les nourrissons. Mais les quantités de lait reçues sont insuffisantes, les mères font souvent en vain la queue devant le dispensaire lors des distributions de lait. Avec deux femmes du Djebel Amar, Marie Jeanne se rend auprès du directeur de la PMI du ministère pour réclamer une augmentation des quantités de lait. Peut de temps après une délégation de malade tuberculeux de Djemel Amar se rend également au ministère pour réclamer une plus ample distribution de pâtes. Marie Jeanne est convoquée au ministère, accusée de provoquer ces manifestations. Elle est changée de poste : elle doit quitter le dispensaire du Djebel Amar et elle est affectée au Centre neuropsychiatrique de jour de l’hôpital Charles Nicolle à Tunis. Ce centre est dirigé par le psychiatre Frantz Fanton.
Frantz Fanon est né en 1925 à Fort de France, en une époque où la Martinique avait le statut de colonie. En 1943 il s’engage dans les Forces Françaises Libres et, après le débarquement en Provence, il est blessé dans les Vosges. Il sera décoré de la croix de guerre tout comme Gilbert Manuellan. Il fait des études de médecine en France et rédige une thèse de psychiatrie. Ensuite il est interne à l’hôpital de Saint Alban où il rencontre le psychiatre François Tosquelles. En 1953 il est nommé médecin chef d’un service de l’hôpital psychiatrique de Blida (Algérie). Dés le début de la guerre d’Algérie il est en contact avec le Front de Libération Nationale (FLN). Après sa démission de l’hôpital de Blida, il est expulsé d’Algérie. Il rejoint la direction du FLN à Tunis où il collabore à la presse du Front et assure la direction du centre neuropsychiatrique de l’Hôpital Charles Nicolle. En 1960 il est nommé ambassadeur du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) au Ghana. Atteint d’une leucémie, il est soigné d’abord à Moscou puis, en octobre 1961, à Washington, où il meurt le 6 décembre 1961. Ses ouvrages les plus connus sont « Peau noire, masque blanc » (1952), « L’an V de la révolution algérienne » (1959) et « Les damnés de la terre » (1961).
A son arrivée, Marie-Jeanne essaye de trouver sa place dans un service qui n’a pas demandé une assistante sociale. Des échanges commencent ensuite à s’établir avec des médecins de l’équipe de Fanon. Puis ce dernier lui demande de suivre son équipe au lit des malades : « Ainsi, tous les jours je suivais la visite. Tout le monde pouvait suivre la visite, de l’infirmière chef à la femme de service, une troupe parfois. J’avais la place privilégiée, tout à côté du patron, pour bien entendre. Et je notais, notais, ouvrais grandes mes oreilles et autant que possible ma cervelle, pour comprendre. » Pour chaque malade, elle établit une fiche comportant famille, profession, logement, symptômes à l’entrée. Parmi les malades suivis au Centre, il y a des algériens combattants de l’Armée de Libération Nationale réfugiés en Tunisie. Dans ce processus de suivi des malades, elle commence à s’intéresser aux paroles de Fanon, proche de la psychanalyse. Ce dernier lui donne une série de titres de livres qu’elle se procure et lit avec un fort intérêt. Elle partage avec Fanon son regard sur les malades et se rapproche de lui. Elle ne se contente plus des fiches sur les malades, elle commence à prendre notes sur les diagnostics émis par Fanon puis sur ses conférences. Elle décrit ainsi : « Ainsi allait le train du Service. La visite aux lits des malades. Les fiches. Suivre Fanon dans son bureau ou dans l’Hôpital s’il allait y faire des conférences. Prendre note. Prendre note encore. Aussi précisément que possible. » D’une relation professionnelle, Marie-Jeanne et Frantz passe lentement à une relation plus amicale. Cela se déroule dans un processus commencé, en 1959, par une demande de Fanon sollicitant son aide « pour écrire un livre ». Fanon commence à lui dicter ce qui deviendra « L’an V de la Révolution Algérienne ». Alors que Fanon est nommé ambassadeur du GPRA à Accra, Marie-Jeanne quitte son poste au Centre neuropsychiatrique et le ministère de la Santé. Elle prend un poste d’enseignante en français au lycée de garçons Alaoui de Tunis. En début 1961, après le son retour d’URSS, Fanon lui dicte ce qui deviendra « Les damnés de la Terre ».
Après la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, en juillet 1962, Gilbert et Marie-Jeanne Manuellan décident de participer à la construction de l’Algérie nouvelle. Toujours avec le statut de coopérant, Marie-Jeanne exerce comme professeur et s’inscrit à la Faculté de Psychologie d’Alger tandis que Gilbert travaille au ministère de l’Agriculture. En 1967, leur fille ainée Marguerite a terminé ses études secondaires, Marie-Jeanne et Gilbert décident de revenir en France pour qu’elle y fasse des études supérieures. Le contexte algérien a pesé sur cette décision : l’Algérie de 1967 n’était plus celle des espérances de 1963.
À Paris où ils se sont installés, Marie-Jeanne exerce comme professeur au lycée Émile Zola et au lycée Rabelais ; dans ce dernier, elle intervient dans la section assistante sociale. Gilbert travaille comme ingénieur agronome spécialisé en aménagement du territoire et en génie hydraulique au Ministère de l’Agriculture en mission à travers le monde. Il meurt en 1993 à l’âge de 69 ans. Sur les instances d’un ami algérien, Omar Benderra, et après beaucoup d’insistance de ses proches, Marie-Jeanne accepte d’écrire un livre sur la période où elle a travaillé dans le service de Fanon. Elle a alors 85 ans. Le livre est publié en 2017. Elle décède deux ans après, dans une maison de retraite du 14e arrondissement, en 2019.
Henri PASCAL mai 2021-05-11
Sources :
- Manuellan Marie-Jeanne, 2017 Sous la dictée de Fanon Coaraze, Éditions L’Amourier,
- Manuellan Marie-Jeanne Confiant Raphael, Conversation sur Frantz Fanon, Éditions Caraibeditions,
- Entretien avec Pierre Etienne Manuellan (mars 2021), Archives de l’École nationale de service social de la Sécurité Sociale.