Mercédès Le Fer de la Motte, religieuse, est l’une des fondatrices, en début du XXe siècle, des résidences sociales, futurs centres sociaux. Après la première guerre, retirée en Bretagne, elle influencera un large courant du catholicisme social.

Mercédès Le Fer de la Motte est l’une des grandes figures du catholicisme social du début du XXe siècle. Avec d’autres femmes engagées, à la suite de l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII, dans des œuvres catholiques d’un nouveau genre, elle va jeter les bases de tout un puissant courant qui va s’évertuer d’aller au peuple et d’y partager leur vie, afin notamment de lutter contre la misère qui hante nombre des quartiers populaires de Paris et de sa périphérie. C’est aussi manière de ne pas laisser le terrain libre aux avancées socialistes qui recueillent de plus en plus d’écho chez les prolétaires. Mercédès le Fer de la Motte sera partie prenante de toutes les initiatives qui émergeront alors, entre créations de colonies de vacances, pionnières dans leur domaine, inauguration des maisons sociales, ancêtres des centres sociaux, sans oublier les premiers linéaments du métier d’assistante sociale que représenteront les résidentes sociales, féministes avant l’heure, réformistes assurément, mais inspiratrices de bien des réformes que l’État reprendra à son compte dans l’entre-deux-guerres.

Mercédès le Fer de la Motte est issu d’une vielle famille aristocrate de la région de Saint-Malo. Parmi ses ancêtres, on compte un premier édile de cette cité, des officiers en grand nombre, un évêque de Nantes fort conservateur et des marins bien capés. C’est le cas de son père, Charles le Fer de la Motte, capitaine de frégate, qui se mariera avec une jeune Chilienne, descendante d’une lignée de conquistadores, Natalia Valdevieso y Balmaceda, connue à Valparaiso, lors d’une escale du navire qu’il commande. Mercédès, née en 1862, sera leur fille unique.

Après avoir prononcé ses vœux chez les Filles de Marie aux environs de 1890, elle entre en 1885 dans une communauté oratorienne de Brest qui aspire à faire œuvre de mission et d’évangélisation. Quand les regards se tournent vers les franches urbaines, de Paris notamment, que l’on nomme déjà des banlieues, ladite « question sociale » taraude. Il est vrai que dans un temps où la Commune n’est pas si lointaine, les troubles suscités par la révolution industrielle, les grèves notamment, inquiètent plus d’un. L’appel du pape fait alors rapidement écho à nombre de visées réformistes qui cherchent aussi à contrer ces menées ouvrières qui s’organisent, à l’instigation notamment de la CGT, créée en 1895. Des bourgeois éclairés et, le cas échéant, leurs épouses qui ne sont pas en reste, s’intéressent alors de près à ces « Settlements » d’outre-Manche, animés depuis les années 1850 déjà par des pasteurs qui désirent faire de l’éducation et de l’instruction populaires sans surtout bousculer l’ordre établi.

Marie Gahéry est une des premières femmes à prendre le flambeau et à installer son œuvre sociale dans le quartier de Popincourt, près du cimetière du Père-Lachaise – dans un espace paupérisé, où la Commune a été très active et la répression féroce. Après deux ans passés dans un carmel, Marie Gahéry est partie voyager aux États-Unis, et a eu vent des expériences outre-Atlantique, pionnières en matière de settlements. Garderie, cantine, cours de couture, etc., vite débordée, elle fait appel en 1899, pour la seconder, trois années après l’ouverture de son « Petit ouvroir », à une religieuse de 33 ans au caractère bien trempé, Mercédès Le Fer de la Motte. Celle-ci s’installe donc à Paris, avec quelques consœurs, dans une demeure que met à sa disposition une amie d’enfance, Inès Desgenètais, fille d’un industriel normand connu pour être aussi un philanthrope averti, et surtout devenue la Baronne Piérard par son mariage avec un ancien député monarchiste du Havre. Celle-ci, non seulement lui prête un toit, mais l’introduit dans la bonne société parisienne, où la bourgeoisie d’affaires emmène volontiers ses filles assister aux conférences que des prêtres bien en cour organisent, relayés par des édiles l’œil rivé sur les petites couronnes de Paris que le communisme déjà travaille. Sa toile ainsi se tisse. Par Inès Piérard par exemple, elle fait la connaissance en 1902 de Louis Dausset, bientôt Président du conseil municipal de Paris, et d’Henriette Jourdain, très active dans le monde des œuvres et figure de proue de la Ligue de la Patrie française. De plus, précision importante, Mercédès a pour filleul Charles Daniélou, ligueur d’extrême droite lors de l’affaire Dreyfus (il deviendra après-guerre ministre bien plus modéré, proche d’Aristide Briand). Son épouse, autre amie de Mercédès, sera la première agrégée de France en 1903, et fondera bientôt l’École normale, dite de la rue Oudinot, puis le collège Sainte-Marie à Neuilly.

Réseaux politiques, charitables … les personnalités que côtoie cette femme de tête émargent à bien des cercles d’importance. Toujours par son amie d’enfance, elle va faire la connaissance de deux femmes qui marqueront l’histoire des professions sociales : Marie-Jeanne Bassot (1878-1935) et Apolline de Gourlet (1869-1952). Cette dernière sera dans l’entre-deux-guerres, une personnalité au cœur de la professionnalisation du métier d’assistante sociale. Ce qui est notable aussi, c’est que son père est conservateur à l’Élysée, où elle réside, et que sa plus proche amie n’est autre que Lucie Faure, la fille de Félix Faure, Président de la République. Par ce biais, Lucie, à qui son père délègue beaucoup en matière sociale, fait aussi partie du sérail. Avec elle d’ailleurs, et aussi avec une autre personnalité bien connue, le juge Rollet, elles fonderont « La ligue des enfants de France ». Ainsi, tout ce cercle affinitaire, fut-il limité en nombre, dont Mercédès est le centre, a ses entrées au plus près du pouvoir d’État.

Aux côtés de toutes ces femmes animées par un esprit de reconquête, d’autres filles de bonne famille s’engagent et vont inaugurer au tout début du siècle d’autres maisons sociales, à Montrouge, à Montmartre, Avenue d’Italie, dans le XIIe arrondissement, du côté de la Bastille aussi avant celle de Levallois-Perret, qui restera fameuse puisque matricielle à bien des égards puisque c’est d’ici que partira notamment la Fédération des centres sociaux de France. Au sein de toutes ces maisons, il est question de catéchèse certes, mais la rupture est nette d’avec les traditionnelles « visiteuses des pauvres », dames d’œuvres charitables, mais qui rentrent dans leurs beaux quartiers, une fois leur mission accomplie. Ici les unes et les autres résident sur place et organisent, qui une école ménagère, un dispensaire, une infirmerie, une bibliothèque, des cours de couture… le tout financé avant tout par de généreux donateurs. L’État, à cette époque, ne s’en mêle pas vraiment.

Les initiatives au sein de ces résidences sociales sont donc abondantes du matin au soir. Un événement va pourtant marquer un coup d’arrêt, avec ce que l’on nommera « l’affaire Marie-Jeanne Bassot ». Père et mère étaient dans un premier temps fiers des activités de leur fille au sein des résidences sociales, mais ils en reviennent quand elle leur annonce son intention de renoncer au mariage, pour lequel ils avaient des vues, et de suivre Mercédès dans ses entreprises, en se faisant elle aussi résidente. Ils feront tout pour l’en dissuader, y compris en juillet 1908 avec une tentative rocambolesque d’enlèvement, donnant lieu à plainte de Marie-Jeanne Bassot à l’encontre de ses parents, ce qui fera scandale. Le procès, qu’elle remporte pourtant, tourne vite à celui de Mercédès le Fer de la Motte, accusée ni plus ni moins, de « mysticisme sensuel » – on parlera aussi de « secte ». Le grand déballage va jusqu’à Rome ; on ressort des lettres de Mercédès qui se prêtent à des lectures ambiguës, et le père de Marie-Jeanne Bassot enfonce le clou en dénonçant auprès des autorités romaines les Maisons sociales, sous l’accusation de « modernisme social », un terme synonyme à l’époque à la fois de décadence et de ce socialisme honni qui gagne chaque jour du terrain. Nous sommes en 1909. Si son intercession ne rencontre pas beaucoup d’écho ; il n’empêche que l’année suivante, Pie X condamnera Le Sillon de Marc Sangnier, et avec, toutes ces entreprises, résidences sociales comprises, soupçonnées à vouloir faire trop de social, de concourir au socialisme. Les donateurs s’en détournent, et de fait ce sera aussi « le chant du cygne » de ces « maisons sociales », avant que la Première Guerre mondiale survienne.

Que devient Mercédès après ce retentissant procès, qui a été largement le sien ? Nous perdons quelque peu sa trace durant les années terribles de 1914 à 1918 pour la retrouver en 1919. Elle acquiert alors le Manoir du Ris, au fond de la baie de Douarnenez, dans le Département du Finistère. Est-ce alors pour elle une page qui se tourne, un lieu idéal où se poser ?

De fait c’est plutôt la vision qui préside à ce que furent toutes ces années jusqu’à son décès. On lui prête alors de verser peu à peu dans un mysticisme assez opaque et aussi dans un relatif détachement pour toutes les initiatives qui avaient été auparavant les siennes. Pour notre part, nous pensons au contraire qu’elle demeure très active, et le fait est que le Manoir du Ris semble bien être très prisé tout au long des années 1920-1930 par nombre de personnalités de l’intelligentsia catholique engagée dans les œuvres sociales. C’est le cas par exemple de la fille de Charles Daniélou, qui se marie à Locronan, près de Douarnenez, avec Georges Izard, célèbre avocat, influent homme politique, et fondateur en 1932, avec Emmanuel Mounier, de la revue Esprit (avant d’être l’un des rares députés à refuser les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940). D’autres personnages d’importance, connus à Paris au début du siècle, fréquentent aussi régulièrement le Manoir du Ris. Ainsi Jean Bruhnes (1869-1930), célèbre géographe proche d’Albert Khan, qui lui a confié la fameuse Mission photographique planétaire, et son épouse, Henriette, fondatrice, en 1902, de La Ligue Nationale d’acheteurs et à ce titre figure incontournable des premières associations féminines catholiques de la fin du XIXe, y viennent en villégiature. On y croise aussi Robert Garric (1896-1967), fondateur des Équipes sociales d’où sortiront des hommes comme Louis Leprince-Ringuet, Edmond Michelet, etc. Marie Diémer (1877-1938) séjourne aussi régulièrement au Ris. Initiatrice des écoles de visiteuses de l’enfance, avec l’appui de la Croix rouge américaine, mais aussi de l’école de surintendantes et surtout créatrice du guidisme féminin en France, elle est aussi très liée à Cécile Brunschvicg (1877-1946) qui s’illustre dans les milieux du féminisme (elle milite à l’union française pour le suffrage des femmes dès 1907) et deviendra une des premières femmes à avoir le titre de ministre, en tant que sous-secrétaire d’État à l’Éducation nationale, en 1936, dans le premier gouvernement de Léon Blum.

Mercédès le Fer de la Motte s’éteint en 1933 à Levallois-Perret. Elle repose non loin du manoir du Ris, au cimetière de la petite commune de Kerlaz. Après sa mort, et durant plusieurs décennies, ce haut lieu continuera à recevoir des résidentes sociales et accessoirement accueillera des colonies de vacances. À la suite il sera dédié à recevoir des résidentes parisiennes en tant que maison de repos puis ces femmes, qui toutes prennent de l’âge, y resteront bientôt à demeure pour leur retraite.

Alain VILBROD Professeur émérite de Sociologie LABER – UBO Brest février 2024

Sources :

Sylvie Fayet-Scribe, Associations féminines et catholicisme, Paris, Les Éditions ouvrières, 1990.

Sylvie Fayet-Scribe, La résidence sociale de Levallois-Perret (1986-1936), Toulouse, Èrés, 1990

Alain Vilbrod, « Mercédès Le Fer de la Motte et les siens. Éléments pour une histoire d’un réseau singulièrement fécond », in Dominique Dessertine et al., Les Centres sociaux 1998-1980, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2004, p. 47-62.